L’article a été publié à l’origine dans le magazine THE JOURNAL OF BUSINESS AGILITY emergence: Rethinking WORK AND WORKPLACE (disponible en anglais seulement).
Au cours de la dernière décennie, les dialogues sur l’avenir du travail ont principalement porté sur l’automatisation des tâches. Dans le contexte d’une pandémie mondiale, de crises géopolitiques et de préoccupations liées à la croissance, le changement rapide est devenu la réalité au quotidien pour un grand nombre d’organisations internationales. Parallèlement, les organisations doivent faire face à l’inflation, aux pressions découlant de la récession et aux perturbations continues de la chaîne d’approvisionnement. Cette situation a entraîné une accélération majeure de la numérisation, l’apparition de nouvelles méthodes de travail, une forte pénurie de main-d’œuvre et des problèmes de durabilité. C’est précisément maintenant que les organisations se rendent compte qu’elles ne sont pas en mesure de maintenir en poste les talents nécessaires à leur réussite, ce qui entraîne des pénuries de talents qui paralysent les activités. Elles ne parviennent tout simplement pas à trouver suffisamment de personnes pour remplacer celles qu’elles perdent ou pour pourvoir les nouveaux postes qui sont créés. Il semble qu’il n’y ait pas de solution à court terme et que les moyens traditionnels de relever ces défis n’apportent pas de réponse. Nous devons nous tourner vers la conception du travail pour relever ces défis si nous voulons conserver notre capacité d’adaptation et notre résilience pour l’avenir.
La numérisation et l’IA ont progressé de manière spectaculaire pendant la pandémie de COVID-19. Ce phénomène, combiné à la démocratisation du travail, à savoir la capacité croissante à dissocier le travail de ses limites traditionnelles d’espace, de temps et de structure, a accéléré de manière exponentielle l’avenir du travail. Les dirigeants ont besoin d’un nouveau système d’exploitation qui prend mieux en charge le haut degré d’agilité organisationnelle nécessaire pour prospérer dans un contexte de changements et de perturbations rapides, et qui reflète mieux la fluidité des modalités de travail modernes. C’est dans ce contexte que, rien qu’au cours des deux derniers mois, des ouvrages de premier plan dans ce domaine ont été publiés. Notons entre autres Redesigning Work de Lynda Gratton (MIT Press, mars 2022) et Work Without Jobs de Ravin Jesuthasan et John Boudreau (MIT Press, mars 2022). Ces documents fondamentaux fournissent un ensemble de réponses utiles et définissent une nouvelle approche pour relever ces défis d’une manière qui est centrée sur l’humain, par opposition à une perspective purement axée sur les éléments financiers et la productivité. Ils font valoir que, pour que le travail reste « adapté en fonction de l’avenir », un nouveau « système d’exploitation » est nécessaire afin de garantir la réinvention perpétuelle et la souplesse durable du travail.
Que sous-entend un titre comme « Work Without Jobs » (Le travail sans emploi)? Fait-il référence à une élimination des emplois et à une augmentation de la quantité de travail? Fait-il référence à une pénurie d’emplois ou à l’absence d’une sécurité d’emploi? Au contraire, il fait référence à un travail aux modalités de plus en plus flexibles et à des emplois de moins en moins rigides. Repenser la conception du travail et remettre en question les idées reçues sur la façon dont le travail est structuré constituent un prolongement logique des changements exponentiels auxquels nous avons assisté au cours des 20 dernières années concernant la façon dont le travail a évolué. L’idée maîtresse est que les gens seront mobilisés à l’égard du travail de manière beaucoup plus fluide que ce que laisse entendre le terme « emploi » qui implique un ensemble limité de responsabilités particulières. Cela fait nettement contraste avec le système traditionnel d’exploitation au travail caractérisé par des emplois intacts et généralement stables, des employés à temps plein à l’intérieur des limites d’une organisation fixe, et des travailleurs en tant que titulaires d’un emploi ayant les capacités de remplir les exigences du poste.
Nous voyons les fonctions RH agir comme des architectes du travail en collaborant avec les domaines d’activité de l’entreprise pour inspirer une nouvelle façon de structurer le travail. Elles le font en posant des questions telles que :
1
2
Comment allons-nous repenser l’expérience des talents pour rejoindre les candidats là où ils sont et à leurs conditions?
3
Comment allons-nous préparer les dirigeants, les travailleurs et les systèmes RH à ce nouveau monde du travail en perpétuelle évolution, tout en continuant à mettre en place des pratiques d’emploi durables?
C’est là que le nouveau système d’exploitation au travail entre en jeu. Les quatre principes du nouveau système d’exploitation au travail sont les suivants :
Cela transcende la conception traditionnelle des emplois et nous permet de voir ce que nous faisons aujourd’hui et ce qui est à venir, sans être influencé par la notion d’une personne occupant un poste. À titre d’exemple, dans une entreprise de médias, un marché interne des talents a permis à un comptable de décrocher un rôle de narrateur hors-champ pour la bande-annonce d’un film à venir. Dans le système traditionnel basé sur les emplois, la capacité cachée du comptable serait restée invisible. Dans le nouveau système, où la tâche déconstruite et les capacités déconstruites des travailleurs peuvent être vues et mises en correspondance, le comptable a décroché le rôle et a ainsi pu faire bénéficier l’organisation d’un volet additionnel de ses talents.
Une grande partie de l’automatisation que l’on nous a promise au cours de la dernière décennie n’a pas eu lieu ou a eu lieu dans des endroits que nous n’avons pas remarqués (comme les chaînes d’approvisionnement mondiales). Bientôt, tous ces changements pourraient très bien se concrétiser. La pandémie de COVID-19 a été le signal de réveil, l’inflation a été le signal d’alarme, et si la guerre en Ukraine se poursuit, elle va vraiment forcer une relocalisation des chaînes d’approvisionnement. Si nous voulons produire plus de choses chez nous, nous devrons faire face à la réalité d’une main-d’œuvre relativement coûteuse. Comment pouvons-nous contourner ce problème? En recourant massivement à l’automatisation.
L’automatisation tue-t-elle toujours des emplois? Pas nécessairement. L’automatisation d’un processus permet généralement d’augmenter les marges bénéficiaires et de réduire les coûts, ce qui engendre une capacité d’accroître la production et de créer plus de travail. Cela variera d’un secteur à l’autre, mais c’est la destination de la délocalisation qui déterminera le degré d’automatisation; par exemple, si vous délocalisez vers des économies telles que les États-Unis ou l’Europe (où la main-d’œuvre est moins disponible et représente la plus grande dépense dans la chaîne de fabrication), une plus grande automatisation sera nécessaire pour rendre l’entreprise viable. L’avenir du travail nécessite donc qu’une attention plus réfléchie soit accordée à la conception du travail lui-même, sans se limiter à l’endroit et au moment où le travail sous sa forme actuelle est effectué.
Par exemple, des équipements comme les palans réduisent le travail manuel et physique dans le secteur des soins de santé. Avec la numérisation rapide, les organisations doivent s’assurer qu’elles procèdent à une automatisation de manière responsable et durable. Lorsque l’on commence par l’emploi, on se retrouve très souvent dans une relation binaire avec l’automatisation où celle-ci devient un substitut au travail effectué par les êtres humains. Cependant, lorsque nous commençons par les tâches et les activités qui entrent dans la définition de l’emploi, nous obtenons une image complète de la substitution de certaines tâches, de leur amélioration grâce à l’automatisation et de la création de nouvelles tâches à réaliser par des personnes.
Le nouveau système d’exploitation au travail tient compte du fait que le travail peut être effectué par des employés réguliers, mais il englobe également l’éventail de plus en plus diversifié de modalités de travail flexibles souvent appelé écosystème de talents. Par exemple, l’emploi, le travail à la demande, le travail à la pige, les alliances, les projets, l’externalisation ouverte et les marchés internes de talents font tous partie de l’écosystème qui fait le pont entre les talents et le travail grâce à des mécanismes d’engagement flexibles. Le « nouveau mot d’ordre », qui se traduit par des « compétences » déconstruites plutôt que des emplois intacts, en est un élément essentiel. Prenons l’exemple suivant : pendant la pandémie, une société de biens de consommation avait besoin d’emballeurs et de préparateurs de commandes pour ses installations de distribution, alors qu’une compagnie aérienne licenciait des bagagistes. Bien que les titres des postes étaient différents, l’approche fondée sur les compétences a révélé que le travail effectué par les titulaires des deux postes était similaire et que les deux entreprises pouvaient partager leurs talents au-delà de leurs frontières organisationnelles.
Comment permettre aux talents une certaine mobilité professionnelle dans des structures toujours plus agiles, plutôt que de les limiter à des emplois fixes et traditionnels, afin d’augmenter l’agilité de l’entreprise? Le nouveau système d’exploitation au travail est fondé sur les relations « plusieurs à plusieurs » entre les compétences déconstruites et les tâches, dans lesquelles les compétences sont jumelées à une variété de modalités de travail allant du travail à la demande aux emplois traditionnels, en passant par les tâches et les affectations.
Par exemple, chez un détaillant, le rôle d’un emballeur peut être fixe, des employés réguliers à temps plein effectuant le travail. Des talents à la demande provenant de diverses sources peuvent être affectés à la cueillette des articles et à l’assemblage des commandes, tandis qu’un emballeur principal peut jouer un rôle hybride consacré au travail régulier d’emballeur principal. On s’attendra à ce que cet emballeur principal se charge de la tâche supplémentaire de former les nouveaux travailleurs à la demande à mesure qu’ils arrivent.
Chez Unilever, le cadre pour l’avenir du travail impliquait d’avoir avec chacun des employés de l’entreprise une conversation sur la manière d’assurer son bien-être personnel et sa pertinence professionnelle pour l’avenir. Unilever développe constamment de nouvelles formes d’emploi dans lesquelles les employés ont la possibilité de passer d’un emploi fixe à un emploi flexible. L’entreprise a déjà connu un grand succès avec sa plateforme Flex Experiences qui utilise l’IA pour jumeler rapidement des personnes avec des possibilités de projet. Pendant la pandémie mondiale, environ trente mille personnes différentes ont accepté de nouveaux emplois par l’intermédiaire de cette plateforme qui leur a procuré une mobilité professionnelle plus fluide. Grâce à une redéfinition du système de travail, Unilever est devenue une entreprise plus agile en abolissant les limites imposées par une structure d’emplois fixes afin de passer à un écosystème de modalités de travail sans limites, ce qui a permis d’améliorer son agilité et sa flexibilité.
L’équipe RH de Genentech, une société de biotechnologie de premier plan, a récemment appliqué les quatre principes ci-dessus avec beaucoup d’efficacité. Genentech cherchait depuis longtemps à accroître la flexibilité avec laquelle ses talents s’engageaient à l’égard du travail afin d’améliorer l’engagement et la fidélisation, tout en rendant l’entreprise attrayante pour les nouveaux employés. La société s’est lancée dans un programme de transformation agile pour développer une stratégie de travail tournée vers l’avenir. Dans un premier temps, elle a mis sur pied une équipe sprint interfonctionnelle agile et a commencé par élaborer un ensemble de principes qui guideraient le travail de l’équipe et le développement de la stratégie. Ensuite, elle a procédé à la déconstruction d’un échantillon représentatif d’emplois afin de déterminer le lieu, les horaires et les moyens optimaux à mettre en œuvre pour l’exécution des tâches associées à chaque emploi, dans le but d’offrir des options de travail plus flexibles à une plus grande partie de la main-d’œuvre. Un élément central de cette activité a consisté à classer les tâches associées à chaque emploi en fonction de trois continuums. Le continuum « quand » représentait une analyse de l’importance du facteur temps pour la tâche, le continuum « où » a permis de déterminer si la tâche dépendait d’un lieu en particulier, et le continuum « comment » a consisté en un examen du degré d’interaction humaine nécessaire pour effectuer la tâche. À titre d’exemple, le travail d’un assistant de laboratoire peut sembler offrir peu de possibilités de flexibilité étant donné les aspects les plus visibles du travail, comme la réalisation d’expériences à l’aide d’équipements spécialisés. Toutefois, ce rôle comprend également des tâches telles que l’examen de rapports de recherche et l’analyse de données expérimentales. Ces tâches n’ont pas de contraintes de temps et peuvent être effectuées de manière indépendante, n’importe où. La déconstruction a été essentielle pour permettre à Genentech de créer une stratégie de travail flexible plus inclusive et équitable.
La conception du travail favorise l’employabilité et la durabilité de la main-d’œuvre ainsi que l’agilité et la résilience de l’entreprise. L’écart important entre l’offre et la demande tant pour les compétences que pour les travailleurs a fait ressortir le rôle que jouent les organisations pour assurer leur pérennité, mais aussi pour garantir l’employabilité de leurs gens. La pandémie a mis en lumière l’importance d’adopter un modèle de gestion des talents fondé sur les compétences et une conception du travail souple pour bâtir la main-d’œuvre de l’avenir. Cela a été mis en évidence lorsqu’une compagnie d’assurance mondiale a retiré de ses fonctions tous ses rôles de scientifique de données et a créé une organisation mondiale virtuelle de science de données partagées qui est basée sur l’infonuagique et les compétences et où chacun est rémunéré en fonction de ses compétences. L’assureur a réorganisé le travail en projets qui ont été affichés sur une place de marché interne, ce qui a permis de mettre le travail en correspondance avec les compétences de la main-d’œuvre. Cela inclut les compétences directes, mais aussi d’autres éléments repères comme l’expérience, le niveau d’intérêt, et les personnes ayant des compétences adjacentes qui pourraient aider à régler les enjeux de longue date que sont la partialité, les problèmes de capacité et les facteurs DEI. Un avantage supplémentaire est que, lorsque les organisations adoptent une architecture basée sur les compétences et disposent de la technologie nécessaire pour mettre en place un marché des talents, elles réalisent également des gains en ce qui a trait au volume et à la variabilité des données, mais aussi à la vitesse avec laquelle ces données sont produites. Ces données peuvent indiquer les compétences dont la tendance est à la hausse ou à la baisse, et permettre de recommander des formations pour les employés ainsi que la prime salariale qui en résulterait.
Plus que jamais, les organisations instaurent une mentalité d’apprentissage continu, démocratisent les possibilités d’emploi et aident les travailleurs de tous les milieux et de toutes les générations à ouvrir la voie à la création de résultats durables pour les employeurs et les employés.